jeudi 25 février 2010

L’USAGE DE DROGUES A DES FINS RELIGIEUSES DEVANT LA COUR SUPREME DES ETATS-UNIS

Docteur en droit, chercheur au Centre Perelman de Philosophie du Droit de l’Université Libre de Bruxelles

Dans un arrêt Gonzales v. O Centro Espirita Beneficente Uniao Do Vegetal du 21 février 2006, la Cour Suprême des Etats-Unis a jugé que les membres d’une secte religieuse chrétienne d’origine brésilienne devaient pouvoir être autorisés à consommer du thé hallucinogène, le hoasca, à des fins religieuses. Cet arrêt renverse la jurisprudence de la Cour établie dans un arrêt Employment Div. Dept. of Human Resources of Oregon v. Smith, rendu en 1990, dans lequel la Cour Suprême affirmait la constitutionnalité de l’interdiction faite à des Amérindiens de consommer du peyote à des fins religieuses.
Juridiquement, dans ces arrêts, la Cour Suprême des Etats-Unis devait interpréter la free exercice clause du premier amendement qui dispose : « Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof ». Cette clause comprend la liberté de croire, qui est absolue et ne peut faire l’objet d’aucune limitation, et la liberté de pratiquer sa religion, qui peut faire l’objet de certaines limitations sous certaines conditions. Globalement, la jurisprudence de la Cour Suprême relative à la liberté de pratiquer sa religion a fait l’objet de plusieurs revirements, fluctuant entre une interprétation large et une interprétation stricte. L’arrêt de la Cour rendu dans l’affaire du thé hallucinogène marque un ultime revirement de jurisprudence. Pour le comprendre, il convient de rappeler la jurisprudence de la Cour Suprême1 relative à la liberté des pratiques religieuses. Nous en retenons essentiellement cinq étapes : la jurisprudence Reynolds (I), le compelling interest test (II), le respect des pratiques religieuses des Amérindiens (III), l’affaire Smith concernant l’usage du peyote (IV), et enfin, l’affaire du thé hallucinogène (V).
La question traitée dans cet article a été exposée lors d'un séminaire de philosophie politique et juridique organisé par le Centre Perelman de Philosophie du Droit de l'Université Libre de Bruxelles. L'auteur tient à remercier en particulier le Prof. Guy Haarscher et Gregory Lewkowicz pour leurs précieux commentaires et leurs encouragements dans le cadre du travail de rédaction.
Tous les arrêts commentés dans la présente note sont publiés par Westlaw. Nous reprenons les références officielles indiquées par cet éditeur.
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I. - LA JURISPRUDENCE REYNOLDS
Dans l’arrêt Reynolds contre Etats-Unis, rendu en 1878, la Cour Suprême des Etats-Unis confirmait la condamnation d’un mormon pour polygamie2. Or, avant de l’interdire en 1890, les mormons encourageaient cette pratique en l’érigeant comme un devoir religieux pesant sur tous les fidèles masculins. L’un d’eux, George Reynolds, sera condamné pénalement pour avoir violé le droit des Territoires de l’Utah qui prohibait la bigamie. Il insistera sur l’importance de cette pratique religieuse pour les mormons, considérée comme un véritable devoir sévèrement sanctionné en cas de désobéissance, et en particulier par la damnation de la vie future. Durant son procès, la Cour de district refusera, rejetant ainsi la requête de Reynolds, de demander au jury de prononcer l’accusé « non coupable », s’il estimait que son deuxième mariage répondait à un devoir religieux. Au contraire, la Cour précisera que si, influencé par ses croyances religieuses, Reynolds s’était volontairement marié une seconde fois, il devait être déclaré « coupable » et la pratique religieuse en cours ne pouvait en aucun cas excuser son délit3. La question posée à la Cour Suprême était donc la suivante : une pratique religieuse peut-elle justifier une infraction au droit pénal d’un Etat4 ? Si la Constitution américaine interdit l’adoption de législation limitant la liberté de religion, la question posée dans cet arrêt consistait à tenter de déterminer dans quelle mesure la législation pénale en vigueur en Utah prohibant la polygamie était précisément de nature à limiter la liberté de religion et dès lors, inconstitutionnelle5.
S’interrogeant d’abord sur la notion de « religion », la Cour Suprême rappelle les discussions qui ont permis d’aboutir finalement à l’adoption du premier amendement. Avant l’adoption de la Constitution, certains Etats ont pris des mesures législatives en vue d’imposer une religion établie, sa doctrine et ses pratiques. Les citoyens étaient taxés, contre leur volonté, en vue de soutenir financièrement une religion ou une secte dont ils n’étaient pas membres et contraints de se plier à certaines pratiques. Analysant les débats entre James Madison et Thomas Jefferson sur la liberté religieuse, la Cour Suprême souligne qu’il est clair que les auteurs du premier amendement ont eu pour intention de prohiber toute intervention législative limitant les opinions et les croyances, mais qu’ils
5 Le premier amendement à la Constitution américaine dispose que : Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances.
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ne visaient pas à interdire les ingérences des pouvoirs publics pour limiter et sanctionner des pratiques religieuses violant les devoirs sociaux ou de nature à subvertir l’ordre établi6. La Cour Suprême rappelle que la polygamie – pratiquement exclusivement d’usage pour les populations africaine et asiatique – a toujours été considérée comme une pratique odieuse au sein des nations occidentales. En common law, le second mariage est nul. La Cour rappelle que tous les Etats de l’Union qualifient la polygamie d’infraction (offence against society) et la punissent. C’est pourquoi, la Cour juge qu’il est impossible de souscrire à la thèse selon laquelle la liberté de religion visait à proscrire toute intervention législative en la matière. Le mariage est un contrat civil, en principe régulé par le droit. Certes, la Cour n’exclut pas l’idée d’une société (an exceptional colony of polygamists) fondée sur la polygamie, mais précise qu’il ne peut faire aucun doute que les pouvoirs publics sont compétents pour déterminer si la polygamie ou la monogamie doit être la règle7. La Cour conclut sur cette espèce en soulignant que si le gouvernement ne peut s’ingérer dans les croyances et opinions religieuses, il est libre d’interférer dans les pratiques religieuses. Le principe de non-ingérence ne peut en aucun cas être interprété de manière absolue au risque de devoir tolérer les pratiques religieuses les plus extrêmes allant jusqu’à interdire au gouvernement de prohiber les sacrifices humains s’ils étaient considérés comme essentiels pour la pratique du culte de certains. En conclusion, la Cour affirme que la polygamie est prohibée aux Etats-Unis et que permettre aux individus d’y déroger en raison de leurs croyances religieuses serait de nature à ériger les préceptes religieux en principes supérieurs au droit, ce qui ne peut être accepté8.
La Cour Suprême a toutefois nuancé sa jurisprudence quelques décennies plus tard en limitant le pouvoir d’ingérence de l’Etat dans les pratiques religieuses en lui imposant le compelling interest test.
II. - LE COMPELLING INTEREST TEST
Dans l’arrêt Sherbert v. Verner, adopté en 1963, la Cour Suprême nuance en effet le degré d’ingérence étatique autorisé dans les pratiques religieuses en en dessinant les limites9. En l’espèce, un membre de l’Eglise adventiste du septième jour, sera remercié
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par son employeur en Caroline du Sud pour avoir refusé de travailler le samedi. Pour justifier ce refus, l’employée invoquait l’interdiction qui lui était faite par sa religion de travailler le samedi, jour du Sabbat. Incapable de trouver un nouvel emploi, en raison de cette indisponibilité du samedi, l’intéressée adressera une demande auprès du service des allocations de chômage (conformément au South Carolina Unemployment Compensation Act). Cette demande sera rejetée car elle avait refusé plusieurs emplois offerts sans pouvoir se prévaloir de bons motifs (good cause). La Cour Suprême de Californie confirmera la légitimité de ce rejet. La Cour Suprême des Etats-Unis a jugé au contraire qu’une telle restriction d’accès aux allocations de chômage justifiée uniquement par le refus de l’intéressée de travailler le samedi, ce qui aurait été contraire à ses croyances et pratiques religieuses, entravait la liberté de religion de l’intéressée en violation du premier amendement.
La Cour Suprême va en effet appliquer à la matière de la liberté des pratiques religieuses le test de l’intérêt primordial (compelling interest test) qui exige que l’Etat puisse justifier toute ingérence étatique dans la jouissance et l’exercice des libertés du premier amendement par la nécessité impérieuse de protéger un intérêt primordial10. Après avoir rappelé l’interdiction de principe des ingérences gouvernementales en matière de liberté de religion, la Cour souligne toutefois que cette liberté n’est pas pour autant absolue et des interférences peuvent se justifier par la nécessité de sauvegarder la sécurité publique, l’ordre ou la paix11. Notant que la pratique religieuse consistant à ne pas travailler le samedi n’est nullement prohibée par le droit, la Cour Suprême juge qu’il faudrait démontrer, pour que le refus des allocations de chômage en l’espèce soit constitutionnel, soit qu’il ne s’agit nullement d’une ingérence étatique dans l’exercice de la liberté religieuse de l’intéressée, soit que, bien que s’agissant d’une ingérence, elle se justifie par un intérêt primordial de l’Etat. En ce qui concerne la première question qui consiste à déterminer s’il y avait ou non ingérence, la Cour répond par l’affirmative. Certes, la législation sur les allocations de chômage ne vise pas explicitement à restreindre la pratique religieuse de l’intéressée, toutefois elle a des conséquences indirectes, mais certaines sur son exercice. Et en l’espèce, cette législation doit donc être considérée comme interférant avec la liberté de religion12. Invoquer que le bénéfice des allocations de chômage n’est pas un droit mais un privilège ne permet pas de justifier l’ingérence. La
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. Or, aucun abus ou danger n’a été mis en avant dans cette affaire. Pour cette raison, la Cour juge que l’ingérence n’était pas justifiée. Cour note en outre que le droit de Caroline du Sud reconnaît dans certaines circonstances aux travailleurs le droit de refuser d’exercer leur activité le dimanche pour raison religieuse. Le refus d’octroyer les allocations de chômage en l’espèce constitue donc une ingérence qui de plus s’inscrit dans un contexte de discrimination religieuse. La Cour examine ensuite la seconde question : il s’agit de déterminer si l’ingérence pouvait se justifier par un intérêt primordial. Etant donné qu’il s’agit de l’allégation d’une ingérence en matière de liberté de religion, considérée par la Cour comme étant une matière constitutionnelle hautement sensible (highly sensitive constitutional area), elle ne peut se justifier qu’afin de contrer les abus les plus graves mettant en danger les intérêts les plus cruciaux1314
Dans son arrêt Wisconsin v. Yoder, rendu en 1972, la Cour Suprême confirme sa position15. En l’espèce, des amish avaient été condamnés pour violation du droit du Wisconsin rendant l’école obligatoire jusqu’à 16 ans. Dès 14 ou 15 ans, ils préféraient en effet offrir une formation spécifique à leurs enfants en vue de les préparer à la vie rurale de la communauté amish. En outre, ils pensaient très sincèrement que l’éducation secondaire supérieure (high school) était contraire à leur religion16. La Cour Suprême confirme l’arrêt de la Cour fédérale du Wisconsin qui a jugé que l’application de la législation relative à l’obligation scolaire en l’espèce était contraire au premier amendement de la Constitution. L’intérêt de l’Etat d’assurer l’éducation des enfants de moins de 16 ans n’échappe pas totalement au processus de mise en balance des intérêts lorsqu’un tel intérêt affecte les libertés du premier amendement et l’intérêt des parents d’éduquer leurs enfants conformément à leurs croyances religieuses. Or, en l’espèce, les amish ont démontré que l’éducation obligatoire de leurs enfants jusqu’à 16 ans affectait
14 Tout au plus, il était suggéré que les demandeurs d’emploi pourraient commettre des abus en prétendant que leur religion leur interdit de travailler le samedi. Un tel usage abusif de la liberté de religion, s’il avait été massif, aurait été de nature, selon les membres de la Commission en charge de la distribution des allocations, à affecter l’intégrité du fond des allocations de chômage et à perturber les horaires de travail du samedi.
Dans l’arrêt Braunfeld v. Brown, la Cour juge qu’instaurer un jour de repos, le dimanche, commun pour tous les travailleurs se justifiait et qu’assortir cette règle générale d’exceptions – quoique théoriquement possibles – soulevait des obstacles administratifs trop importants.
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très directement le libre exercice de leur religion. Prenant en considération l’histoire de la religion pratiquée par les amish depuis plus de trois siècles, la démonstration de la sincérité de leurs croyances, l’interaction entre leur croyance et leur mode de vie, et notant la différence minimale entre ce que l’Etat exigeait en l’espèce et ce que les amish avaient déjà acceptés, la Cour juge qu’il appartient à l’Etat de démontrer en quoi concéder aux amish le droit de faire exception à la législation sur l’enseignement obligatoire était de nature à affecter son intérêt en la matière17. En ce sens, la Cour Suprême renverse la charge de la preuve au profit du groupement religieux.
La Cour raisonne en trois temps. Premièrement, elle détermine l’applicabilité de la liberté religieuse au cas d’espèce, deuxièmement, elle examine s’il y a eu ou non ingérence étatique, et enfin, troisièmement, elle décide si l’ingérence était ou non justifiée par l’intérêt primordial de l’Etat. S’interrogeant tout d’abord sur le champ d’application du premier amendement et de la liberté religieuse et sur la question de son applicabilité en l’espèce, la Cour juge que les amish pouvaient invoquer la protection de leur liberté de religion uniquement, car leur mode de vie particulier était fondé sur leurs croyances religieuses, et non simplement sur le rejet philosophique ou privé du mode de vie majoritaire18. Ensuite, appliquant le même raisonnement que dans l’arrêt Sherbert v. Verner, la Cour Suprême juge qu’il y a eu ingérence. Il a été suffisamment démontré en l’espèce que l’obligation scolaire litigieuse était de nature à affecter le mode de vie religieux des amish et entravait directement leurs pratiques religieuses19. L’Etat du Wisconsin soutenait pour sa part que si les croyances religieuses étaient effectivement protégées par le premier amendement, les pratiques religieuses échappaient à toute protection constitutionnelle. La Cour concède que les pratiques religieuses peuvent être régulées par l’Etat afin de protéger la santé, la sécurité ou le bien-être général, mais cela
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. La Cour examine finalement la dernière question qui consistait à déterminer si la mission de l’Etat relative à la mise en place d’un système scolaire obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans rencontrait un intérêt primordial de nature à justifier l’ingérence dans la liberté religieuse des amish. Cependant, la Cour nuance le test de l’intérêt primordial et considère qu’il importe en l’occurrence d’identifier les intérêts que l’Etat entend promouvoir par le biais du système éducatif contraignant et de démontrer en quoi une exception accordée aux amish serait de nature à empêcher l’Etat d’atteindre ses objectifs. L’objectif de l’Etat est double : éduquer les citoyens et leur permettre de participer effectivement et de manière éclairée au système politique américain afin de garantir la liberté et l’indépendance du pays ; et permettre à l’individu d’être autonome et de contribuer utilement à la société. Si la Cour Suprême confirme la légitimité de ces objectifs, elle ne voit pas en quoi obliger les amish adolescents à poursuivre le programme scolaire jusqu’à 16 ans – au lieu de 14 ou 15 ans – serait de nature à contribuer à atteindre ces objectifs. Les amish ne s’opposent pas à l’éducation des enfants au-delà de 14 ou 15 ans mais rejettent l’éducation conventionnelle inadaptée aux exigences de formation et d’éducation, notamment religieuse, de la communauté. La Cour rejette l’argument de l’Etat invoquant la nécessité de protéger les enfants contre l’ignorance en soulignant le particularisme, le bon fonctionnement, et l’harmonie de la communauté amish (highly successful social unit in our society). En ce sens également, l’Etat du Wisconsin soutenait en dernier argument qu’il était de son devoir de réguler les comportements, notamment en matière d’éducation obligatoire, contre la volonté des parents parfois, mais afin de préserver l’intérêt de l’enfant. La réponse de la Cour sur ce point est particulièrement faible en ce sens qu’elle exclut les enfants – et leurs intérêts – du litige en considérant que ce dernier n’oppose que les parents de ces enfants à l’Etat. Pour le surplus, la Cour insiste en particulier sur le droit des parents d’éduquer leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, tout en ignorant, selon nous, l’intérêt supérieur de l’enfant. ne signifie pas pour autant que ces pratiques ne bénéficient pas de la protection constitutionnelle du premier amendement20. En outre, la Cour rejette l’argument de l’Etat du Wisconsin qui invoquait la neutralité de la règle relative à l’enseignement obligatoire pour justifier l’ingérence. En effet, une règle générale et neutre peut, en pratique, affecter la liberté religieuse de certains. opinion dissidente du Juge Douglas, Wisconsin v. Yoder, 406 U.S. 205, 254 : It is the future of the student, not the future of the parents, that is imperiled by today's decision. If a parent keeps his child out of
La conclusion de l’opinion majoritaire nuance la portée de cet arrêt de principe en insistant sur l’idée selon laquelle l’exception concédée aux amish en l’espèce se justifie par les caractéristiques spécifiques, la longue histoire et la stabilité de la communauté amish, suggérant qu’un nouveau groupement communautaire revendiquant un mode de vie progressiste ne pourrait pas bénéficier d’un traitement identique.
III. - LE RESPECT DES PRATIQUES RELIGIEUSES DES AMERINDIENS
Dans Bowen v. Roy, rendu en 1986, la Cour Suprême adopte une position nettement moins protectrice à l’égard des revendications culturelles et religieuses des Amérindiens23. La question posée à la Cour consistait à déterminer si la Clause du libre exercice (Free Exercise Clause) du premier amendement obligeait le gouvernement à prendre en considération et à s’accommoder des objections religieuses au principe selon lequel les candidats aux allocations sociales devaient produire un numéro de sécurité sociale. En l’espèce, Stephen J. Roy et Karen Miller avaient demandé des allocations dans le cadre du programme Aid to Families with Dependent Children et du programme Food Stamp. L’obtention des allocations était conditionnée par l’obligation de fournir le numéro de sécurité sociale des membres du foyer. Or, les deux candidats ont refusé de se plier à cette exigence en arguant qu’attribuer un numéro de sécurité sociale à leur fille de deux ans, Little Bird of the Snow, contrevenait à leurs croyances religieuses. Le service social de Pennsylvanie a immédiatement suspendu le paiement des allocations sociales et de santé au bénéfice de l’enfant et a entrepris une procédure afin de réduire le montant des chèques repas accordés à cette famille. Selon la famille Roy, la Clause du libre exercice (Free Exercise Clause) du premier amendement de la Constitution, devait leur permettre de bénéficier d’une exception à l’obligation de produire un numéro de sécurité sociale pour leur fille. En effet, devant la Cour de District, Roy, Amérindien descendant de la tribu Abenaki, a justifié sa position en expliquant que, depuis ses récentes conversations avec un chef Abenaki, il était convaincu que la technologie volait l’esprit des hommes. L’attribution d’un numéro de sécurité sociale pour identifier sa fille, ainsi que l’utilisation de ce numéro d’identification dans le cadre d’autres procédures qui échappent totalement à son contrôle, voleraient son esprit et l’empêcheraient d’atteindre un degré de spiritualité supérieur24. Dans son arrêt, la Cour de District interdit aux
23 Bowen v. Roy, 476 U.S. 693, 106 S.Ct. 2147 (1986).
24 Bowen v. Roy, 476 U.S. 693. Il sera démontré durant le procès qu’en réalité la fille de Roy se sera déjà vue attribuer un numéro de sécurité sociale, sans doute à l’insu des parents. Le gouvernement a dès lors considéré que le procès n’avait plus de sens étant donné que l’âme de la fille de Roy avait déjà été volée. Toutefois, Roy
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agences de sécurité sociale d’utiliser ou de communiquer le numéro de sécurité sociale de la fille de Roy mais les enjoint à refuser toute assistance sociale au profit de Little Bird of the Snow jusqu’à l’âge de 16 ans en raison du refus de ses parents de produire le numéro de sécurité sociale demandé. Devant la Cour Suprême également, Roy invoquait la protection de la Clause de libre exercice (Free exercise clause), estimant que l’exigence du Congrès conditionnant le bénéfice d’aides sociales à la communication d’un numéro de sécurité sociale et exigeant de la part des agences sociales l’utilisation de ces numéros pour administrer leurs programmes sociaux, affectaient ses croyances. La Cour Suprême va annuler l’arrêt de la Cour de District et renvoyer l’affaire. La décision de la Cour est adoptée à huit contre un. Elle constate qu’elle n’a jamais interpréter le premier amendement comme exigeant de la part du gouvernement qu’il adapte son comportement afin d’accommoder les croyances individuelles et le développement spirituel d’un individu ou d’une famille. La Clause du libre exercice (Free Exercise Clause) ne peut en aucun cas être entendue comme dictant au gouvernement la manière dont il doit conduire ses affaires internes. Autrement dit, si le gouvernement ne peut en aucun cas intervenir dans les choix religieux et les pratiques religieuses de la famille Roy, cette dernière ne peut imposer ces choix au gouvernement en lui demandant de ne pas utiliser un numéro d’identification de leur fille. Selon la Cour, la Clause de libre exercice (Free Exercise Clause) impose une obligation négative à charge du gouvernement, mais ne permet nullement à un individu d’exiger de la part du gouvernement qu’il adapte ou amende ses pratiques pour se conformer aux revendications religieuses particulières d’un individu25. Notons que Roy a également invoqué, sans succès, une résolution du Congrès concernant la protection des pratiques religieuses des Amérindiens. La Cour Suprême juge que si cette résolution explicite clairement le rôle confié à la Clause du libre exercice du premier amendement, elle reste convaincue que l’utilisation du numéro de sécurité sociale par le gouvernement n’enfreint nullement la liberté de Little Bird of the Snow de croire, d’exprimer ou d’exercer sa religion26. Sur cette base, la Cour Suprême juge que l’administration pouvait utiliser le numéro de sécurité sociale de Little Bird of the Snow. Roy contestait en outre la constitutionnalité, non pas seulement de l’usage de ce numéro de sécurité sociale, mais le fait que le Congrès conditionnait le bénéfice d’allocations sociales à la communication d’un numéro de sécurité sociale. La Cour rappelle les termes de l’arrêt Reynolds indiquant que la liberté d’exercer sa religion n’est pas absolue et peut faire l’objet de certaines limitations. En l’espèce, la Cour Suprême juge que l’obligation de fournir un numéro de sécurité sociale pour bénéficier des allocations sociales était
a convaincu la Cour de poursuivre l’examen de sa plainte en arguant que c’était essentiellement l’utilisation de ce numéro de sécurité sociale qui était susceptible de « voler son âme ».
neutre sur le plan religieux et d’application uniforme. Cette exigence n’était pas de nature à discriminer entre les religions. Elle n’impose pas à un individu, par contrainte ou sanction, un comportement contraire à ses pratiques religieuses ou l’interdiction de pratiquer sa religion. Tout au plus, elle peut inciter indirectement un candidat au bénéfice des allocations sociales à opérer un choix. Rien n’oblige les Roy à demander le bénéfice des allocations sociales, mais s’ils le font, ils doivent respecter les conditions uniformément applicables en la matière. 27
En conclusion sur ce point, la Cour affirme que la régulation qui, de manière indirecte ou incidente, impose de choisir entre demander à bénéficier d’allocations sociales et respecter ses croyances religieuses est fondamentalement différente de l’adoption par le gouvernement d’une pratique ou d’une loi criminalisant une pratique religieuse ou obligeant impérativement et positivement une personne à exercer un comportement en contravention avec ses croyances. Bien que le refus gouvernemental d’octroyer des allocations sociales ou des avantages à certaines personnes peut soulever des questions sous l’angle de la Clause du libre exercice, la protection constitutionnelle n’est pas la même dans l’un ou l’autre cas. Le gouvernement ne peut accorder l’exception requise par la famille Roy pour deux raisons principales. D’une part, pour des raisons pratiques évidentes liées à la complexité d’administration des allocations sociales. Accorder une exception obligerait le gouvernement à instaurer une procédure particulière de traitement des demandes au cas par cas afin d’accommoder les revendications de chaque groupe religieux. D’autre part, le gouvernement ne peut en aucun cas favoriser les candidats religieux au détriment des candidats non religieux. La Cour rejette explicitement l’applicabilité du test de l’intérêt primordial (compelling interest test) de la jurisprudence Yoder. Elle estime en effet que lorsqu’il s’agit de l’application d’une législation neutre et uniforme concernant des millions d’individus, le gouvernement doit jouir d’une marge de manoeuvre, indispensable à sa gestion administrative, plus large. Dès lors que la législation est neutre et uniformément applicable, l’Etat peut se contenter de démontrer que l’exigence constituait un moyen raisonnable pour promouvoir un intérêt public légitime. La Cour énonce, de manière générale, que certaines contraintes, neutres, sur le libre exercice de la religion de certains sont inévitables en raison précisément de la
diversité des croyances et du pluralisme de la société américaine et de la nécessité d’octroyer au gouvernement une marge de manoeuvre opérationnelle suffisante28.
L’arrêt Lyng, rendu en 1988, n’est pas plus favorable aux Amérindiens. En l’espèce, la Cour a dû trancher la question de savoir si la liberté de religion protégée par le premier amendement était de nature à interdire au gouvernement de construire une route traversant un territoire utilisé traditionnellement par les membres de plusieurs tribus indiennes à des fins religieuses29. La Cour répond par la négative. Afin de relier deux villes californiennes (Gasquet et Orleans), le United States Forest Service devait construire un segment de route de 6 miles traversant un territoire utilisé à des fins religieuses par plusieurs tribus indiennes (ce territoire était en grande partie protégé par des législations du Congrès et de l’Etat californien). Conscient de ce problème le Forest Service effectuera une étude d’impact pour lui permettre de choisir le lieu de la construction le moins dommageable possible. Malgré ces efforts, plusieurs associations indiennes, ainsi que l’Etat de Californie, vont intenter une action en justice contre le Forest Service en invoquant, inter alia, la protection du premier amendement. La Cour de District et la Cour d’appel du 9ème circuit ont considéré que le projet de création de route était effectivement de nature à affecter la liberté religieuse des Indiens et que l’Etat n’avait pas pu démontrer l’existence d’un intérêt primordial. Si la Cour admet que les croyances religieuses des indiens sont sincères et que les travaux envisagés sont de nature à affecter leur liberté religieuse, elle rejette l’argument qui consiste à exiger de l’Etat qu’il démontre un intérêt primordial. La Cour rappelle les termes de l’arrêt Bowen v. Roy, rendu en 1986, étudié ci-dessus, en affirmant une nouvelle fois que la protection de la liberté de religion ne signifie pas que le gouvernement doit s’accommoder des revendications religieuses individuelles. Elle implique tout au plus que l’Etat ne peut interférer dans les choix religieux des individus, mais ne peut être interprétée comme signifiant que l’individu a le pouvoir de dicter au gouvernement la manière dont il doit conduire ses affaires intérieures30. Or, la Cour, dans l’arrêt Lyng, estime que la construction d’une route sur un territoire public fédéral est une situation comparable – dans l’analyse de la portée du premier amendement – à celle de l’attribution d’un numéro de sécurité sociale. La Cour soutient que bien qu’elle accepte que la construction de la route litigieuse détruira virtuellement la possibilité pour les Indiens de pratiquer leur religion, elle affirme qu’aucune disposition constitutionnelle ne permet de les protéger en
. La Cour refuse d’appliquer le test de l’intérêt primordial et impose le respect de la propriété de l’Etat sur le territoire fédéral au détriment de la liberté religieuse des Amérindiens. Trois juges (Brennan, Marshall et Blackmun) ont rédigé une opinion dissidente particulièrement tranchée estimant que ces Indiens devaient bénéficier de la protection constitutionnelle et qu’il fallait prendre en considération la nature particulière de leurs croyances qui justifiait que le territoire au centre du litige était sacré et ne pouvait en aucun cas être perturbé. l’espèce31. Le premier amendement doit s’appliquer à tous de manière égale et ne donne en aucun cas un droit de véto aux individus sur la réalisation des programmes gouvernementaux32
Ce cas mérite d’être comparé à l’affaire Hopu contre France traitée par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies33. En l’espèce, le Comité accepte de considérer que les liens entre des individus et leurs ancêtres peuvent constituer un élément essentiel de leur identité et jouer un rôle important dans leur vie de famille34. La construction d’un
Il mérite d’être comparé également avec la jurisprudence de la Cour interaméricaine qui adopte une position très protectrice au profit des populations autochtones. Sur le plan conceptuel, la Cour consacre le principe de la propriété collective. Les travaux préparatoires de la Convention de San José révèlent que la formulation « toute personne a le droit de propriété privée » a été remplacée par le « droit d’user et de jouir de ses biens ». Rappelant que les termes d’un traité international sur les droits de l’homme sont autonomes du sens qu’il leur est donné en droit interne et que ces traités doivent être interprétés de manière dynamique, conformément aux évolutions de la société et aux conditions de vie actuelles, la Cour juge que l’article 21 de la Convention protège également le droit de propriété communautaire des membres des communautés autochtones. La propriété privée centrée sur l’individu n’a que peu de place dans les communautés autochtones qui considèrent, conformément à leurs traditions, que les terres appartiennent collectivement à la communauté. La position de la Cour est conforme à la tradition constitutionnelle latino-américaine qui reconnaît et consacre la possession de la terre par les peuples ou communautés indigènes sur base d’un titre de propriété collective ou sur base de leur possession ancestrale. Voir à ce sujet : HERNAN SALGADO PESANTES, Vote séparé (Motivé concordant), en annexe de CourIADH, Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, Arrêt sur le fond, Série C. n°79 ; S. GARCIA RAMIREZ, Vote séparé (Motivé concordant), en annexe de CourIADH, Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, Arrêt sur le fond, Série C. n°79. La terre n’y est pas une question de possession et de production, mais un élément matériel et spirituel dont les communautés autochtones doivent pouvoir jouir pleinement notamment afin de préserver leur culture et de la transmettre aux générations futures. Le lien fondamental entre les indigènes et leur terre doit être reconnu et considéré comme le fondement de leur culture, de leur vie spirituelle, de leur intégrité et de leur survie économique. La seule possession de leur terre doit valoir titre leur permettant d’obtenir la reconnaissance de leur droit de propriété. L’Etat viole le droit à la propriété collective des membres d’une communauté autochtone s’il ne délimite pas clairement leur territoire et ne leur octroie pas de titre de propriété sur celui-ci, et même en l’absence de toute délimitation, il viole l’article 21 s’il commet ou tolère des actes qui affectent l’usage ou la jouissance des biens situés dans la zone géographique habitée par les indigènes et au sein de laquelle ils exercent leurs activités. CourIADH, Affaire de la Communauté Mayagna (Sumo) Awas Tingni c. Nicaragua, 31 août 2001, Arrêt sur le fond, Série C. n°79, par. 149-153.
complexe hôtelier sur un terrain impliquant la destruction du cimetière où reposent les ancêtres des auteurs de la communication, constitue une ingérence dans leur vie privée jugée, en l’espèce, contraire à l’article 17 du Pacte international sur les droits civils et politiques35. La solution retenue par la Cour Suprême des Etats-Unis est radicalement différente.
IV. - AFFAIRE SMITH : USAGE RELIGIEUX DU PEYOTE
Les Amérindiens ne bénéficieront pas d’une décision plus favorable dans l’arrêt Smith rendu en 199036. En l’espèce, Alfred Smith et Galen Black avaient été licenciés pour avoir consommé du peyote au cours d’une cérémonie de la Native American Church. Après ce licenciement, ils se verront refuser le bénéfice des allocations de chômage étant donné que le service social considérera que leur licenciement se fondait sur une « misconduct » de leur part, motif d’exclusion du bénéfice des allocations de chômage. Dans cette affaire, la Cour devait donc décider si l’Etat d’Oregon pouvait ou non prohiber pénalement l’usage religieux du peyote et, sur cette base, refuser aux personnes licenciées en raison de leur consommation illégale de peyote à des fins religieuses le bénéficie d’allocations de chômage. La Cour Suprême affirme en l’espèce, d’une part, que la Clause du libre exercice n’empêchait nullement l’application de la réglementation en matière de stupéfiant à l’usage du peyote à des fins religieuses, et, d’autre part, que l’Etat d’Oregon pouvait, sans contrevenir à la liberté de religion, priver les usagers de peyote de l’accès aux allocations de chômage.
Conformément à la jurisprudence de la Cour Suprême, en principe, l’Etat ne peut conditionner le bénéfice des allocations sociales à la renonciation de pratiques religieuses. En conséquence, si l’interdiction de l’usage du peyote est constitutionnelle, rien ne peut s’opposer à la décision de l’administration en charge de la distribution des allocations de chômage d’en refuser le bénéfice aux consommateurs d’une telle substance illicite37. La Cour juge que la liberté d’exercer et de pratiquer sa religion ne peut en aucun cas justifier qu’un individu soit dispensé de respecter le droit en vigueur38, dès lors que ce droit est valide, neutre et généralement applicable39. Elle rejette l’idée selon laquelle une pratique ou un comportement accompagné ou justifié par des croyances religieuses doit échapper à
35 Voir également : DAVID KRETZMER et THOMAS BUERGENTHAL, Opinion individuelle (dissidente), cosignée par NISUKE ANDO et LORD COLVILLE, en annexe de CDH, Francis Hopu et Tepoaitu Bessert c. France, 29 décembre 1997, CCPR/C/60/D/549/1993/Rev.1.
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toute régulation40. Enfin, la Cour refuse explicitement d’appliquer le compelling interest test de la jurisprudence Sherbert au cas d’espèce. Toutefois, la différence essentielle entre l’affaire Sherbert et l’affaire Smith réside dans le fait que la consommation de peyote est explicitement prohibée par le droit, alors que le refus de travailler le samedi n’est pas illégal. Les arrêts rendus par la Cour Suprême concernant le bénéfice d’allocations sociales appliquant le test visent des cas dans lesquels l’Etat doit étendre l’applicabilité d’exceptions religieuses lorsqu’il existe déjà un mécanisme d’exemption individuelle, sauf s’il peut démontrer un compelling interest pour refuser d’octroyer l’exception en l’espèce41. Par contre, l’application du test au cas d’espèce mènerait à la consécration du droit pour un individu d’ignorer le droit généralement applicable, ce qui serait une anomalie constitutionnelle42.
En réaction à cet arrêt, le Congrès a adopté en 1993 le Religious Freedom Restoration Act43 (ci-dessous le RFRA), destiné à réinstaurer le test de l’intérêt primordial destiné à
40 Employment Division v. Smith, 494 U.S. 872, 882.
41 Employment Division v. Smith, 494 U.S. 872, 885 : To make an individual’s obligation to obey such a law contingent upon the law's coincidence with his religious beliefs, except where the State's interest is “compelling” – permitting him, by virtue of his beliefs, “to become a law unto himself,” Reynolds v. United States, 98 U.S.167 – contradicts both constitutional tradition and common sense.
Droits fondamentaux, n° 5, janvier - décembre 2005 www.droits-fondamentaux.org L’usage des drogues à des fins religieuses […] 15 (prov.)
limiter les ingérences étatiques dans l’exercice de la liberté de religion44. Toutefois, dans un arrêt City of Boerne v. Flores45, la Cour Suprême a jugé cette législation inconstitutionnelle. En l’espèce, un archevêque invoquait le RFRA contre le refus d’un permis de bâtir visant à étendre son église. La Cour Suprême a jugé qu’en adoptant le RFRA, le Congrès avait excéder les limites de ses compétences qui lui interdisaient d’imposer aux Etats fédérés des telles exigences. Selon le Congrès, réinstaurer le test de l’intérêt primordial n’était rien d’autre que mettre en oeuvre le quatorzième amendement, ce qu’il était en principe autorisé de faire. Mais, selon la Cour, en voulant contourner la jurisprudence Smith, le Congrès modifiait le contenu et le sens de la clause de la liberté religieuse. Seule une réforme de la Constitution ou une modification de l’interprétation de la Cour Suprême étaient de nature à « réformer » la jurisprudence Smith.
Il faudra attendre 16 ans avant que la Cour n’accepte de renverser sa jurisprudence Smith. Globalement, la Cour, durant ces 16 années, a considéré que la liberté religieuse ne pouvait justifier d’exceptions. Elle a considéré la Clause de libre exercice comme un principe d’égalité formelle. En résumé, on applique le test de l’intérêt primordial uniquement lorsque l’Etat interfère spécifiquement et directement dans une liberté religieuse (par exemple, si un Etat interdit de porter un foulard). Si l’ingérence est neutre et indirecte et que le droit s’applique à tous, la protection du premier amendement ne s’applique pas (par exemple, si un Etat interdit de porter un couvre-chef). Notons qu’à partir de 1994, sur initiative de Bill Clinton, l’usage du peyote à des fins religieuses échappe au contrôle des autorités publiques et les discriminations fondées sur la consommation du peyote sont interdites.
Si la Cour Suprême a jugé que le RFRA était inconstitutionnel46, la plupart des constitutionnalistes américains estiment qu’il restait néanmoins partiellement valide47. En effet, l’inconstitutionnalité du RFRA se fondait sur l’applicabilité générale de la législation – à l’Etat fédéral, aux Etats fédérés, et aux administrations locales. Or, le Congrès n’était pas compétent pour exiger que les législations des Etats et les législations locales respectent le compelling interest test, mais, il était compétent pour imposer à l’Etat fédéral le respect du compelling interest test. Le RFRA doit alors être perçu comme une législation spéciale permettant de fonder des exceptions à des législations telles que celles relatives à la prohibition des drogues. C’est cette interprétation que la Cour Suprême des Etats-Unis accepte de retenir, à l’unanimité, dans son arrêt rendu en février 2006 sur la consommation de thé hallucinogène à des fins religieuses.
44 Voy. R.F. DRINAN et J.I. HUFFMAN, « The Religious Freedom Restoration Act: A Legislative History », Journal of Law and Religion, 1993/1994, 531.
V. - GONZALES V. O CENTRO ESPIRITA BENEFICENTE UNIAO DO VEGETAL
Dans l’affaire du thé hallucinogène48, les membres d’une secte chrétienne d’origine brésilienne entraient en communion avec Dieu grâce à la consommation d’un thé hallucinogène appelé le hoasca. Il est concocté grâce à un mélange de plantes de la forêt amazonienne et contient une substance hallucinogène prohibée par le droit fédéral. Des inspecteurs des douanes ont intercepté une livraison de hoasca à destination des membres de la secte aux Etats-Unis. Ces derniers invoquaient la protection du Religious Freedom Restoration Act. Selon le gouvernement, la saisie et les poursuites pénales en l’espèce se justifiaient par un intérêt primordial qui couvrait trois aspects : la préservation de la santé des membres de la secte, la nécessité de prévenir la distribution de la substance litigieuse à des fins récréatives, et l’obligation d’assurer la mise en oeuvre de la Convention des Nations Unies sur les substances psychotropes de 1971. La Cour du 10ème circuit a confirmé la décision de la Cour de District qui avait jugé que l’Etat n’avait pas pu démontrer d’un intérêt primordial suffisant justifiant l’ingérence. La Cour Suprême a confirmé ces décisions et affirme que l’Etat doit appliquer le compelling interest test et la mise en balance des intérêts qu’il suppose pour juger de l’admissibilité des exceptions religieuses aux règles générales. Sur les deux premiers arguments du gouvernement, qui portaient sur la santé des consommateurs et les risques d’abus, la Cour reconnaît qu’il faut prendre dûment en compte la législation américaine en la matière qui prohibe les éléments hallucinogènes contenus dans le hoasca. Toutefois, la Cour note que cette législation peut s’accommoder d’exceptions, et cite à cet égard, inter alia, l’autorisation spécifique du Congrès permettant aux indiens de consommer du peyote. Contrant le plaidoyer en faveur de l’uniformisation de l’application de la législation sur les drogues, la Cour Suprême consacre l’idée d’une application au cas par cas visant à la reconnaissance d’exceptions religieuses. Quant au troisième argument, portant sur la mise en oeuvre de la Convention des Nations Unies sur les substances psychotropes, la Cour juge que le gouvernement s’est contenté de démontrer que le hoasca était prohibé par la Convention, sans pour autant prouver que l’exception religieuse litigieuse aurait des conséquences internationales ou affecterait un intérêt primordial49.
48 Gonzales v. O Centro Espirita Beneficente Uniao Do Vegetal, 546 U.S. __, 126 S.Ct. 1211, (2006).
49 Ce cas mérite d’être comparé à la décision rendue par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies dans l’affaire M.A.B., W.A.T. et J.-A.Y.T. contre Canada. En l’espèce, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies devait connaître d’une communication individuelle déposée par des figures de proue et « plénipotentiaires » de l'« Assembly of the Church of the Universe », dont les croyances et pratiques comprenaient le soin, la culture, la possession, la distribution, l'entretien, l'intégrité et le culte du « Sacrement » de l'Église, nommé par ses fidèles « l'Arbre de la vie de Dieu » et plus connu sous le nom de cannabis sativa ou marijuana. L’usage et le culte de la marijuana tombant sous le coup de la législation nationale prohibant l’usage de stupéfiants, le Comité devait déterminer si les auteurs de la communication pouvaient invoquer la protection de l’article 18 du Pacte international sur les droits civils et politiques. Or, le Comité a considéré en l’espèce qu’« une croyance qui consiste essentiellement ou exclusivement dans le culte et la distribution d'un stupéfiant ne saurait entrer dans le champ d'application de l'article 18 du Pacte ». CDH, M.A.B., W.A.T. et J.-A.Y.T. c. Canada, 25 avril 1994, Communication n°570/1993, CCPR/C/50/D/570/1993, par. 4.2. Une interprétation plus large du concept de « religion » aurait pu consister à retenir une approche subjective et accorder en l’espèce aux croyances des membres de l’« Assembly of the Church of the Universe » le statut de religion tout en autorisant l’Etat, conformément à l’article 18.3, à sanctionner la consommation de stupéfiants. Une telle restriction légale aurait pu se justifier comme étant nécessaire afin d’assurer la protection de la santé publique. En ce sens également : S. JOSEPH, J. SCHULTZ et
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M. CASTAN, The International Covenant on Civil and Political Rights : Cases, Materials, and Commentary, 2ème édition, Oxford University Press, New York, 2004, p. 505. De manière générale, le Comité observe que le droit de manifester sa religion ou ses convictions par le culte, l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement englobe des actes très variés. Le Comité note que « le concept de culte comprend les actes rituels et cérémoniels exprimant directement une conviction, ainsi que différentes pratiques propres à ces actes, y compris la construction de lieux de culte, l'emploi de formules et d'objets rituels, la présentation de symboles et l'observation des jours de fête et des jours de repos. L'accomplissement des rites et la pratique de la religion ou de la conviction peuvent comprendre non seulement des actes cérémoniels, mais aussi des coutumes telles que l'observation de prescriptions alimentaires, le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs, la participation à des rites associés à certaines étapes de la vie et l'utilisation d'une langue particulière communément parlée par un groupe. En outre, la pratique et l'enseignement de la religion ou de la conviction comprennent les actes indispensables aux groupes religieux pour mener leurs activités essentielles, tels que la liberté de choisir leurs responsables religieux, leurs prêtres et leurs enseignants, celle de fonder des séminaires ou des écoles religieuses, et celle de préparer et de distribuer des textes ou des publications de caractère religieux ». CDH, Observation générale n°22 : Le droit à la liberté de pensées, de conscience et de religion (article 18), 30 juillet 1993, par. 4.
Cette courte décision de la Cour Suprême consacre une approche assez libérale en termes de droits et libertés, en faveur d’une interprétation souple de l’exercice des pratiques religieuses. Par contre, les constitutionnalistes regrettent sans doute que la Cour n’explique pas plus avant son revirement de jurisprudence par rapport à l’arrêt Smith dans lequel elle excluait précisément les exceptions individuelles à la règle générale. On peut d’ailleurs s’interroger sur l’effectivité du revirement de jurisprudence, étant donné l’absence d’explication de la Cour : le précédent relatif à la consommation de drogue à des fins religieuses est-il l’arrêt de 2006 sur le thé hallucinogène ou l’arrêt de 1990 sur le peyote ? Car si ce dernier arrêt devait être considéré comme bad law, la Cour n’avait-elle pas l’obligation de s’expliquer ? Il ne fait aucun doute, malgré l’arrêt sur le thé hallucinogène, que la question de l’usage des drogues à des fins religieuses devant la Cour Suprême, est loin d’être close.
Droits fondamentaux, n° 5, janvier - décembre 2005 www.droits-fondamentaux.org

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